Éditorial du dimanche 2 juin 2013

« Voici un extrait du livre Le Diamant dans votre poche, de Gangaji, qui parle de notre perception du corps, ainsi que de l’ego et de l’illusion. En lisant ce texte, j’ai immédiatement fait le rapprochement avec une petite histoire dont j’avais brièvement tracé les lignes. Ces mots-là étaient apparus dans mon esprit et je les avais couchés sur le papier. J’ai repris ce texte à la lumière de l’extrait précédent et il me semble qu’il illustre bien ce thème de l’ego, cet imposteur qui, sous couvert de nous protéger de toutes les souffrances, – après tout, c’est son boulot ! – ne fait en réalité que nous limiter. Alors, faisons comme elle, l’héroïne de ce petit conte, affranchissons-nous de ce tyran en lui rendant sa liberté afin de conquérir la nôtre ». Odile.

« Si vous pensez être limité à un corps, la préservation de ce corps va devenir la priorité absolue, de façon consciente ou inconsciente. En reconnaissant peu à peu qu’il est impossible d’assurer la sécurité de votre corps, vous allez au-devant d’une grande peur.
Le corps est manifestement l’objet d’une multitude d’agressions – d’origine génétique, environnementale et accidentelle. Ses fonctions seront inévitablement épuisées à un moment ou à un autre. De toute évidence, tout besoin de préserver et de garder le corps en bonne santé pousse à développer des stratégies de protection et de défense – comme de se cacher ou d’attaquer. Ces stratégies font naître des traits individuels tels que l’agressivité et la soumission, ou des aptitudes particulières dans les domaines de la sexualité et de la vie sociale – le tout pour défendre la pensée « Je suis un corps ». C’est l’ego.
Tant que la préservation du corps reste prioritaire, nous percevons l’univers comme étant dangereux et nous vivons sur la défensive. Les mécanismes de défense – qui prônent et défendent le « moi d’abord », « ma tribu d’abord » ou « ma nation d’abord » aux dépens des autres peuples, tribus ou nations – créent une souffrance énorme et conduisent à la guerre. Que la guerre ait lieu entre frères et sœurs, entre parents et enfants, entre mari et femme ou entre tribus et nations, elle trouve ses racines dans les identifications très restreintes que nous nous faisons de nous-mêmes : nous sommes quelqu’un de particulier, profondément séparé des autres.
Mais la mort de votre corps, la mort de tous les corps et de toutes les formes finit par devenir réalité. La société a beau vouloir tenter de cacher cette évidence, en Occident tout particulièrement, la mort du corps est indéniable.

Il est facile de vous rendre compte que vous êtes davantage qu’un corps : vous êtes ce qui anime le corps.
On s’aperçoit que l’ego n’est finalement qu’une pensée. Rien n’a jamais limité la conscience pure. La conviction de l’ego en « Je suis ce corps » est en réalité le seul obstacle à la reconnaissance de qui vous êtes. Cette croyance doit être entretenue sans relâche, par une activité mentale continue qui maintient l’image de celui ou celle que vous pensez être. Lorsque vous arrêtez cette activité mentale en tournant votre attention vers l’intérieur, vers le « Je » primordial, vous découvrez une conscience pure, sans limite, naturellement libre de toute pensée et de tout besoin de sécurité. Vous comprenez alors que l’ego est une illusion, comme vous savez qu’un rêve ou un état de transe sont une illusion. L’ego peut être perçu, vu et vécu en tant que réalité, mais uniquement parce que sa réalité n’a jamais vraiment été remise en question. Remettre en question l’illusion – l’illusion centrale en l’occurrence – ouvre la porte à l’expérience de ce qui est réel.
En l’étudiant attentivement, on découvre que le « Je » individuel n’est qu’un rêve. Quand vous sortez d’un rêve, qu’il soit rose ou noir, vous voyez que ce n’était qu’un rêve. Tous les rêves et les illusions ne posent de problème que s’ils sont pris pour la réalité, en particulier l’illusion de la pensée « Je ».
Chacun sait d’expérience ce que signifie se laisser berner par une illusion : un mirage dans le désert ou l’horizon perçu comme étant la limite de la terre. L’illusion représente un énorme pouvoir tant qu’elle n’est pas remise en question. Le vrai questionnement sert à distinguer ce qui est réel de ce qui est illusoire, ce qui est éternel de ce qui est éphémère.

Extrait de : « Le Diamant dans votre Poche », « A la découverte de votre véritable splendeur », de Gangaji.

Elle est assise, adossée au tronc d’un arbre moussu. Au-dessus d’elle, le ciel bleu sans nuage. A ses pieds coule un petit ruisseau. Calme et tranquillité emplissent son cœur et son âme.
De l’autre côté du pont, Grand E s’impatiente. C’est un géant à ses yeux. Pour attirer son attention, il fait le pitre, chante à tue-tête, et s’est même ceinturé le torse d’une guirlande électrique, comme celles qui décorent les sapins de Noël. Il étincelle dans le jour déclinant, mais elle ne le voit même pas, elle ne l’entend pas. Elle est si loin de cette vaine agitation. Sans raison, sans l’avoir provoqué, elle est tombée dans cet espace où plus rien d’extérieur ne peut l’atteindre. Sauf ce cri, si désespéré, si insistant, qu’elle ouvre les yeux, surprise. De l’autre côté du ruisseau, Grand E s’époumone,  lui fait de grands signes des mains : « Reviens ! ».
« L’orage menace », l’entend-elle articuler de toute la puissance de sa voix.  « Vite, quittons cet endroit qui ne te vaut rien de bon ».
Ils cheminent donc ensemble, elle, sous le coup d’une tristesse inexplicable. Grand E a troqué sa guirlande électrique contre un arc et des flèches. Il a le regard dur, menaçant. Ses yeux traquent l’ennemi, celui qui oserait s’en prendre à elle. 
Un petit pont sur la droite ! Légère, sautillante, elle s’en approche joyeusement.
« Malheureuse ! s’indigne Grand E. « Ne vois-tu pas que ce pont peut s’écrouler d’un instant à l’autre sous ton poids ? Regarde ces planches disjointes ! Reste ici ! Tu sais bien que je suis le seul à pouvoir te protéger de tous les dangers ».
Elle revient sur ses pas. La déception se lit sur son visage.
Un peu plus loin, c’est un passage souterrain qui réveille sa curiosité. Elle s’en approche, intriguée.
« Malheureuse ! Cet endroit regorge de délinquants qui n’hésiteront pas une seconde à te tailler en pièces. Non, je te le redis, reste près de moi. Ta sécurité en dépend ».
« D’accord, n’y allons-pas dans ce cas. »
La nostalgie pèse de plus en plus lourd sur ses frêles épaules.
Alors grand E entreprend de la dérider. Il l’emmène à une grande fête. La musique s’écoule à flots des haut-parleurs. Les manèges s’élèvent vers le ciel, emportant les cris de joie et les hurlements de peur de ceux qui y ont pris place. Tout le monde bouge, rit, s’exclame, se bouscule dans une ambiance colorée. Grand E lui offre un cornet de glace.
Mais elle a définitivement perdu le sourire.
« Je sais ce que nous allons faire » lui chuchote Grand E dans le creux de l’oreille. « Nous irons consulter ce docteur qui te donnera de petites pilules et, tu verras, ta tristesse s’envolera. Ensuite, nous ferons une virée dans tes magasins préférés et tu pourras acheter tout ce qui te plaira. N’est-ce pas merveilleux ? »
Mais elle secoue la tête.
« Non, allons plutôt faire un tour au bord de la mer ».
Grand E se précipite vers leur voiture. Elle y prend place, le cœur un peu moins lourd. Ils roulent toutes les heures de la nuit.
Et les voilà sur la dune. En contrebas, la mer roule ses vagues ombrées d’écume. Le chaos est assourdissant. Elle laisse son regard se perdre dans ce paysage, son âme plonger dans la profondeur des eaux rugissantes. Son être tout entier se ferme totalement à ce qui n’est pas liquide. Grand E s’affole. Voilà qu’elle lui échappe à nouveau ! Il la secoue, sautille autour d’elle en criant, soulève ses paupières de ses gros doigts boudinés. Ouf, elle sort enfin de sa transe.
« Malheureuse ! Je n’aurais jamais dû accepter de te suivre ici. Pourquoi n’as-tu pas plutôt écouté mon conseil ? Allons consulter ce docteur. Cet endroit ne vaut rien pour toi. Il te file le bourdon. Nous ferions mieux de partir. »
L’hiver passa, des mois et des semaines grises et ternes. Toujours enfermée dans sa tristesse. Elle ne quittait plus guère la proximité de Grand E. Des larmes ourlaient parfois ses cils, sans qu’elle ne puisse en expliquer la raison.
Puis, un jour de printemps, elle se rappela…. Cet arbre de l’autre côté du ruisseau, la mousse si confortable dans son dos, le ciel bleu, la douceur de la température, et cet espace, si grand, si beau au cœur même de… Mais de quoi au juste ?
Grand E n’eut d’autre choix que de la suivre. Quand il la vit s’engager sur le petit pont, il s’arrêta, affolé. Ses menaces n’eurent cette fois-ci aucun effet sur sa détermination. Elle lui fit un petit signe de la main, et poursuivit son chemin.
L’arbre était toujours là. Elle s’assit, le dos calé contre son tronc moussu. De l’autre côté du ruisseau, Grand E lui jouait sa comédie  habituelle. De la lumière, du bruit, du mouvement… C’était si drôle, soudain, qu’elle sentit monter en elle un grand éclat de rire.
Elle agita une main dans sa direction. « Je te vois, Grand E », articula-t-elle doucement. « Calme-toi, repose-toi, maintenant. Je te remercie pour ton aide, ta sollicitude de chaque instant, mais voilà, c’est terminé, maintenant. Je reprends ma liberté et je te rends la tienne ».
L’avait-il entendue ? Il se figea. Finalement, il n’était pas si grand !
Adossé au tronc du bel arbre, elle le vit tel qu’il était vraiment, une image qu’elle s’était inventée, un personnage que, par erreur, elle avait pris pour son guide, le compagnon de sa peur. Elle le regarda une dernière fois. Un rayon de soleil s’interposa entre eux et il disparut, noyé dans la lumière. Ses pensées sombrèrent dans l’espace de son cœur, cet espace dont elle s’était languie une année entière. Maintenant, elle était le ciel, l’eau et l’air.